GRANDES JORASSES ASCENSION DU LINCEUL

C’est l’histoire d’un alpiniste amateur qui 40 ans après l’ouverture de la voie mythique du LINCEUL s’est lancé à son tour dans l’ascension

alpiniste paroi du Linceul avec piolets
Dernière partie de l’ascension – Glace dure – Il est temps d’arriver au sommet

LA PREMIERE CORDEE DANS LE LINCEUL

Le LINCEUL, une draperie de glace, un voile immaculé plaqué sur la face nord des Grandes Jorasses. Cette voie glacière est entrée dans la légende au rythme des marches taillées dans sa paroi par deux alpinistes d’exception, c’était en janvier 1968. René Desmaison et son compagnon de cordée Robert Flematti avaient dû batailler 9 jours avant d’en atteindre le sommet. Une météo épouvantable et obstinée avait copieusement compliqué leur tentative.

Quasiment quarante ans plus tard, je me présentais à mon tour au pied de cette muraille. Je n’avais évidemment pas le talent des deux aventuriers, en revanche contrairement à eux, je disposais de deux piolets tractions et de crampons aux pointes acérées parfaitement adaptées pour ce type d’ascension.

LA MER DE GLACE NE SUPPORTE PAS LE RECHAUFFEMENT CLIMATIQUE

C’était en début d’après-midi, le petit train à crémaillère m’avait déposé à Montenvers. Quelques touristes seulement étaient du voyage. Un photographe, s’adressant à qui voulait bien l’écouter, déplorait à haute voix l’état de la montagne. Les conséquences dévastatrices du réchauffement climatique expliquaient sa volubilité. Il l’accusait d’avoir déjà gommé du relief d’épaisses couches de glace que l’on croyait éternelles, en commençant par les cribler de sombres rochers disgracieux émergeant comme des verrues sur une peau diaphane.  

Ses récriminations se sont confirmées à peine m’étais-je engagé sur la Mer de Glace. Cette fois encore, pour la retrouver, j’avais dû désescalader la paroi de quelques mètres de plus que l’année précédente. Son épaisseur ne cesse de s’évaporer au fil du temps. Elle a minci de 100m depuis 1985. Et cette fonte semble irréversible.

RENCONTRES INSOLITES

Mais une fois mes crampons plantés sur son dos, ce fut le début d’une balade insolite vers le refuge de Leschaux. Il m’avait d’abord fallu évoluer à travers un labyrinthe de crevasses aux gueules torves gorgées de roches instables charriées par cette mer discrète en perpétuel mouvement. Après avoir quitté l’ombre des Drus et de l’aiguille Verte, j’avais croisé une étrange procession. C’était en fait une succession d’arêtes ecclésiastes avec à sa tête l’aiguille du Cardinal précédant celles de l’Evêque et de la Nonne auxquelles c’était joint l’aiguille du Moine. Et puis ce fut la rencontre tant attendue et tellement redoutée. La muraille des Grandes Jorasses s’imposait enfin, majestueuse et souveraine.

alpiniste dans la nuit fatigue et froid - avant ascension
Arrivée à la rimaye – Froid vif – Les choses sérieuses vont commencer

ACCUEIL AU REFUGE DE LESCHAUX

Les Grandes Jorasses qui portent bien ce nom, barraient toute progression comme un géant dans l’attente d’une nouvelle aventure. Le refuge de Leschaux perché sur la moraine droite du glacier nous attendait pour l’ultime étape avant l’assaut de la nuit suivante. Un empilement d’échelles de différentes tailles permettaient de se hisser jusqu’à son étroite terrasse. La gardienne du lieu, visiblement très attentionnée avec les néophites, m’avait installé face au Linceul. Nous n’étions que deux cordées à table. L’autre était menée par Patrick Gabarrou. Ainsi étaient assis à ma droite l’alpiniste des ‘’300 premières’’ et de l’autre côté mon guide François Marsigny, devenu depuis chef du département ‘’Alpinisme’’ à l’ENSA. François est avant tout un glaciériste immensément talentueux et suffisamment téméraire pour oser s’engager sur cette voie mythique avec un amateur de mon niveau.

LA RIMAYE ET LA GOULOTTE VUES DE LOIN

Je ne me souviens pas d’avoir eu un grand appétit ce soir-là. Mon regard restait rivé sur la longueur et la verticalité de la goulotte d’attaque, mais c’est la rimaye, cette longue crevasse à la jonction des deux glaciers, qui m’inquiétait le plus. De mon point d’observation elle semblait aussi engageante que des douves ceinturant un château fort. J’avais lu de nombreux récits racontant ses mauvaises manières et ses caprices ingérables. La nuit suivante ne devait pas les contredire.

MINUIT, DEPART POUR LE LINCEUL

Il était exactement minuit quand faute de trouver le sommeil, j’ai entendu François dans l’obscurité la plus totale énoncer sur un ton serein et avec cette manière sibylline qui le caractérise « Si on ne dort pas, autant sortir’’. La nuit était glaciale et c’était tant mieux. Le froid fige le relief. Les pierres restent ainsi à la leur place. Mais avec un glacier de près de 1000m, les conditions de la glace à sa base vers 1H00 du matin ne correspondent jamais à celles du sommet exposé au soleil en fin de matinée. Nous savions seulement que la météo ne nous réserverait aucune mauvaise surprise . C’était pour nous l’essentiel.

LES CAPRICES DE LA RIMAYE

La rimaye du Linceul est aussi disgracieuse de près qu’inquiétante de loin. Sa lèvre supérieure s’avance dans le vide comme un vilain bourrelet ignorant celle du dessous. Le devers ainsi formé laisse les alpinistes en suspend sur une profonde crevasse. Si leurs piolets se plantent bien l’affaire est vite réglée. Dans le cas contraire, quand la neige est trop molle, l’issue de la bataille est incertaine. J’y avais laissé beaucoup de force. Il m’avait fallu plusieurs tentatives avant que la lame de mon piolet s’agrippe à une aspérité de la roche. J’avais alors planté le second dans une faille gelée. Ainsi arrimé à ce glacier si souvent rêvé, les pieds dans le vide et la tête plaquée contre la paroi gelée, l’envie de grimper m’avait littéralement propulsé vers le haut. A partir de ce moment l’ascension fût un enchantement.

LE BON ACCUEIL DE LA GOULOTTE

La goulotte (80/85°) nous avait réservé une neige dure en parfaite condition pour cramponner. Mes piolets s’y enfonçaient sans effort. Elle semblait se livrer de bonne grâce à notre présence comme une place forte venant d’être conquise. Je m’y sentais à l’aise. Par moment le faisceau de ma frontale balayait les roches sombres qui m’accompagnaient sur la droite, je devinais alors les ressauts légendaires de la plus mythique des voies des Grandes Jorasses, la Walker.

PANORAMA EXCEPTIONNEL

Je ne sais plus à quel moment de ma progression les premiers rayons du soleil sont venus colorer de bleu ce diamant de glace et de quelques touches d’ocre les rochers qui le surplombent. En grimpant on oublie le temps et on néglige souvent le paysage. L’effort et la concentration ne souffrent aucune négligence. Il faut dire que l’on passe sur cette paroi plus de dix heures avec seulement la pointe des crampons plantée dans la glace. Situation moyennement adaptée pour se laisser envahir par des fulgurances poétiques. Il n’empêche que lors des relais, quand François toujours en tête enjambait déjà le ressaut supérieur pour une nouvelle longueur, je regardais avec émotion et jubilation ce décor féérique qui m’enveloppait. Un panorama fait de fuites incessantes d’arêtes et de pics acérés, un horizon d’ombres blanches, un immense tableau sans cadre. Seul l’alpinisme offre de tels moments exclusifs d’enivrement.

vue plongeante sur un alpiniste en pleine action
Deuxième partie du glacier – Seules les pointes des piolets piquent la glace. La bonne neige de la goulotte est loin derrière.

LE SOMMET

Nous n’étions pas loin du sommet quand un bombardement de pierres a bruyamment ébranlé l’espace. La verticalité aléatoire de la paroi les faisait parfois rebondir au dessus de nos têtes comme des balles en caoutchouc. Elles zébraient alors le ciel dans des trajectoires ahurissantes. La montagne semblait se déliter. Cela ne dura pas longtemps. Néanmoins cette ultime salve devait stimuler notre détermination et gommer notre fatigue. Nous nous sommes rapidement déportés sur le flanc gauche du glacier. Rarement une cordée n’avait débouché avec autant d’énergie et d’enthousiasme sur l’arête sommitale du Linceul.     

Désormais le Linceul est derrière et la Walker devant
François Marsigny, et Patrick GABAROU
Refuge LESCHAUX – Patrick GABARROU (à droite) François MARSIGNY (au centre)

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